Irrésistible montée du narcissisme, la faute à la télé-réalité ?

Au début du mois dernier, alors que Donal Trump était sur le point de remporter l’investiture républicaine, son opposant Ted Cruz a déclaré à la presse :
Je vais vous dire ce que je pense vraiment de Donald Trump. Cet homme est un mythomane. Il est incapable de dire la vérité, et en plus, il est narcissique… Narcissique à un point que ce pays n’a jamais connu.
Les journalistes et les psychiatres partagent cet avis. Ils qualifient Trump de « remarquablement narcissique », de « cas d’école du trouble de la personnalité narcissique », et même de « parfait narcissique… qui va détruire les États-Unis ». Si l’ascension politique du milliardaire en a surpris plus d’un, elle ne devrait pas étonner les spécialistes qui ont étudié les évolutions de la personnalité au cours de ces dernières décennies. Quand on pense que quelqu’un est narcissique, il y a des chances qu’il soit atteint de narcissisme subclinique – terme scientifique qui traduit un trait de personnalité caractérisé par l’envie de grandeur et de reconnaissance, la convoitise, une tendance à exploiter les autres et un intérêt pour la célébrité et le succès. Il ne s’agit pas d’une pathologie telle que le trouble de la personnalité narcissique (TPN), plus grave et diagnostiqué cliniquement. Mais c’est tout de même déconcertant, puisque les gens qui développent un TPN présentent presque toujours des signes de narcissisme subclinique. En 2008, des psychologues ont démontré que les chiffres de l’Inventaire de personnalité narcissique (NPI), qui mesure le narcissisme subclinique, augmentaient constamment aux États-Unis depuis les années 1970. Un an plus tard, deux livres à succès, The Narcissism Epidemic et The Mirror Effect, ont analysé ce phénomène en proposant des raisons qui expliqueraient la montée du narcissisme en Amérique. Tous deux ont conclu que l’expansion et l’impact croissants des médias de divertissement et de la culture people avaient leur part de responsabilité. En revanche, aucun de ces livres ne prouve cette hypothèse. Pour la vérifier, nous avons récemment mené une étude sur les habitudes de consommation de la télévision.

Le petit écran, miroir de Narcisse

Nous nous sommes posé trois questions :
  • Le narcissisme est-il lié au fait de regarder la télévision ?
  • Les préférences pour tel ou tel genre de programme sont-elles liées au narcissisme ?
  • La tendance au narcissisme continue-t-elle à se développer ?
Nous avons réalisé cette enquête à partir d’un échantillon de 565 étudiants. Nous leur avons demandé de remplir plusieurs questionnaires sur le temps qu’ils passaient devant la télévision et quelles étaient leurs émissions favorites, afin de mettre ces résultats en relation avec l’Inventaire de personnalité narcissique (NPI). Les participants devaient choisir entre deux citations, celle qui les décrivait le mieux, chaque proposition contenant une réponse narcissique et une non narcissique. Le nombre total des options narcissiques sélectionnées déterminait le score final de l’étudiant. En comparant ces résultats à ceux de notre précédente étude (en 2012), et en tenant compte des chiffres qui auraient été obtenus de la même façon en 2006 (construits par une méta-analyse préalable de la recherche sur le narcissisme), nous avons découvert que le score NPI de notre échantillon d’étudiants avait augmenté de 1,5 points en moyenne. Cela prouve que le narcissisme chez les étudiants continue d’augmenter. Nous avons aussi remarqué que ceux qui regardaient le plus la télévision avaient davantage tendance à obtenir un score élevé. Mais quand nous sommes passés au sujet des genres de programmes, cette corrélation a diminué pour en faire émerger une nouvelle. Indépendamment du temps qu’ils passaient devant la télévision, ceux qui ont répondu aimer les talk-shows politiques, la télé-réalité, les événements sportifs et les films d’horreur affichaient plutôt un score NPI élevé. À l’inverse, ceux qui préféraient les journaux télévisés – même s’ils regardaient beaucoup la télévision – obtenaient en général des scores plus bas. Une fois mis en relation, ces résultats suggèrent une corrélation entre la consommation de télévision et le narcissisme. Et plus précisément, le genre de programme impacte davantage le score que la durée passée devant le petit écran. [caption id="attachment_55" align="aligncenter" width="300"]Bill Maher. Nick Lehr/The Conversation, CC BY Bill Maher. Nick Lehr/The Conversation, CC BY[/caption]

Des « modèles » à mimer

Dans l’ensemble, ces résultats paraissent sensés. Prenons, par exemple, les films d’horreur : les méchants qui professent leurs grands projets de destruction ou de domination présentent souvent des traits de personnalité narcissiques. Par ailleurs, les talk-shows politiques (« The O’Reilly Factor », « Real Time with Bill Maher »), les événements sportifs, et surtout la télé-réalité (« The Apprentice » avec Donald Trump, « L’incroyable famille Karsahian ») mettent en scène des individus au comportement narcissique, que les téléspectateurs se mettent à mimer dans leur vie quotidienne. Les participants et les célébrités se vantent de leurs exploits, insultent leurs concurrents et exigent un traitement de faveur pendant et après le tournage. Ou encore, un joueur vedette de base-ball, après avoir tiré le home run gagnant, proclame qu’il a été « béni ». À l’opposé, les résultats des étudiants qui préfèrent les journaux télévisés corroborent de précédentes études : ce sont des citoyens plus engagés et moins individualistes. Nos conclusions tombent à une période où la télé-réalité et les talk-showsprolifèrent. En 2000, il n’y avait que quatre émissions de télé-réalité. Courant 2010, on en comptait 320. Dans le même temps, certaines chaînes d’informations câblées comme Fox News et MSNBC présentent désormais des débats d’opinion « de salon ». Quand les téléspectateurs sont exposés à autant de personnalités qui respirent le narcissisme et en sont récompensées, ils ont raison de copier ces comportements. Les Kardashian reçoivent des propositions juteuses des chaînes télévisées, tandis que le golfeur Tiger Woods signe de gros contrats publicitaires. Et ajourd’hui, avec Donald Trump, la star de télé-réalité se voit récompensée par l’investiture présidentielle.

Corrélation ne signifie pas causalité

Bien sûr, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une enquête plus que d’une expérience scientifique. Dès lors, nous ne pouvons déduire que l’exposition à la télévision et les préférences de programmes rendent effectivement les gens plus narcissiques, ni que le narcissisme prédispose à regarder certains types d’émissions. Nous pensons que la première explication s’avère plus probable que la seconde, mais de futures recherches permettront de mieux cerner la nature de cette relation. [caption id="attachment_56" align="aligncenter" width="300"]image-20160602-23298-1me7tmu Lacy et Marcus de la saison 1 de « Bachelor in Paradise ». Nick Lehr/The Conversation, CC BY[/caption] Nous doutons que les résultats surprennent beaucoup de gens. Les estimations de la durée moyenne passée devant la télévision varient de trois à cinq heures par jour, selon le Bureau of Labor Statistics et Nielsen. L’hypothèse selon laquelle tout loisir qui occupe près de 20 ou 30 % du temps d’éveil d’un individu aura une influence quelconque sur sa personnalité semble légitime. Et nous ne parlons ici que de regarder la télévision de façon traditionnelle : la personne lambda passera encore plus de temps à suivre des programmes sur des appareils mobiles tels que les ordinateurs portables et les smartphones. Ce niveau élevé d’exposition aux médias devient préoccupant lorsque les émissions présentent des individus qui exhibent un égoïsme sans limites, manifestent un mépris d’autrui et se concentrent sur eux-mêmes. Nous pensons que cela explique en partie la montée du narcissisme depuis les années 1970… et peut-être la sympathie pour un candidat comme Donald Trump.
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